Depuis ses premières propositions qui coïncident avec son installation en France, il y a une vingtaine d’année, le travail d’Aï Kitahara se focalise sur différentes manières de matérialiser l’entre-deux du dedans et du dehors dont le départage constitue un défi pour la représentation.
Aï Kitahara s’intéresse avant tout aux enveloppes qui caractérisent l’espace physique, géographiques et architecturales — contours, frontières, remparts, seuils, murs, portes — même si parfois apparaissent, découpées en creux dans de larges panneaux de bois, des silhouettes à la dimension d’un corps.
Ce qui établit la limite en frontière se caractérise le plus souvent par une ligne, visible ou invisible, dont la matérialisation oblige à recourir à un certain nombre de subterfuges. Cette ligne est indissociable d’un territoire bien précis dont elle délimite chacune des portions de façon définitive et tranchée en marquant aux yeux de tous l’appartenance de chaque parcelle à un côté ou à un autre, sans que le plus souvent rien, pourtant, ne les distingue objectivement sur le territoire même. Si l’on dessine méticuleusement cette ligne sur un support à une échelle nécessairement plus petite que celle de la frontière d’un Etat mais plus grande, par exemple, que la représentation qu’en proposerait une carte routière, et que l’on en étire horizontalement chaque point constitutif jusqu’à obtenir un volume d’une largeur arbitraire mais éventuellement proportionnel au volume de la pièce dans laquelle on souhaite l’exposer, on obtient, déconnecté de toute relation tangible avec le territoire d’où il a été en quelque sorte décalqué, un morceau de territoire tridimensionnel, sur lequel l’on peut venir s’installer, que l’on peut fouler de ses propres pieds, mais qui dorénavant n’appartient à plus aucun autre territoire concret que celui de la sculpture elle-même. (cf. Eleven Square Meter of Border, 2007).
Ce territoire d’un nouveau genre que l’on ne peut dire utopique, non seulement parce qu’il circonscrit en lui-même un véritable territoire, qu’il est fabriqué par indexation sur des morceaux de territoires réels mais surtout qu’il est le produit d’une volonté de matérialiser cet entre-deux qui normalement ne saurait avoir aucune véritable spatialité, sera mieux nommé hétérotopique.
Les hétérotopies d’Aï Kitahara répondent au projet d’interroger la frontière en constituant des archipels territoriaux « desidentifiés », neutralisés, dont l’inconfort, pourrait-on dire, a pour finalité de les laisser à l’état de déserts, de zones protégés, conservatoires ou sanctuaires symboliques, qui, en interdisant toute habitation, les préservent de toute appartenance jusqu’à en déconstruire la possibilité même. Sortir de l’inclusion ; affirmer la différence pour la différence ; en préserver coûte que coûte le principe.
Une autre manière de s’y prendre est par exemple d’installer des portions de territoires sur des roulettes et de neutraliser se faisant, par la potentielle mobilité, la notion même d’ancrage territorial. (cf. Moving territory board, 2009). Comme pour le skateborder, c’est le tracé aussitôt effacé de la ligne effectuée par le déplacement de la planche au contact du sol sur lequel elle repose qui constitue une autre sorte de territoire hétérotopique. C’est littéralement le tracé qui résulte du jeu entre ces deux surfaces et entre ces deux échelles de territoires, qui dessine la possibilité d’un autre territoire. Dans ses expositions, Aï Kitahara préfère que ce tracé reste un concept : il n’a d’existence que projeté sous la forme de la représentation d’une idée.
Les hétérotopies prennent une autre forme encore dans les maquettes qui, tout en s’indexant de façon très précise sur les architectures qu’elles représentent, commencent par en démolir la représentation pour en reconstruire une nouvelle apparence qui fabrique ce que l’on pourrait appeler alors une anarchitecture. (cf. Démolir-Reconstruire).
A l’hôpital Daumezon, ce qui intéresse Aï Kitahara, c’est de faire l’expérience de vivre pendant quelque temps à l’endroit où se dissocie de façon matérielle, visible et organisée, la limite invisible entre raison et déraison au fondement même de l’institution psychiatrique.
Sa réflexion et son expérience l’ont conduit à privilégier trois ou quatre pistes de travail qui donnent une nouvelle densité aux énoncés plastiques imaginés jusque-là.
Elle est d’abord partie du constat que l’hôpital se structure sur un partage strict entre intérieur et extérieur, entre l’espace aéré le plus souvent vide où sont implantées les différentes unités de soins et l’espace plein où la promiscuité est presque choquante à l’intérieur de ces mêmes unités où les patients et les soignants n’ont pratiquement pas la possibilité de se constituer des espaces personnels adaptés (cf. Quarante trois personnes et leur espace, 2010). Ici la frontière est de deux ordres. C’est à la fois la ligne brisée qui estompe l’intimité des corps et se transforme en une zone poreuse. Et c’est la limite brutale et rigide qui se confond avec les murs anonymes des unités fermées. Il ne saurait en effet y avoir d’hôpital psychiatrique, dans ce lieu qui porte pourtant le nom de l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle parfois assimilée à l’anti-psychiatrie, que de l’enfermement.
Cette limite de béton est à l’image de la partition immatérielle entre le normal et le pathologique dont le postulat constitue l’un des fondements sécuritaires les plus rigides de nos sociétés. Ce paradoxe de la limite immatérielle dont les enceintes fermées des unités de soins sont la reproduction tangible, l’artiste lui a donné une expression allégorique propre en divisant verticalement son espace de travail en deux parties, par une ligne matérialisée par une série de vis indévissables fixés à intervalle régulier dans la matière même de la coque architecturale. Dans le contexte de l’hôpital, cette frontière symbolique, a priori totalement perméable aux mouvements des corps, crée pourtant un effet de résistance imprévisible, semblable à une onde magnétique, comme si son franchissement était synonyme d’une transgression aux dommages psychiques incalculables. (muraille intérieure : travail en cours dans l’atelier).
Ces vis spéciaux qui ne peuvent être utilisés qu’une seule fois en un seul sens sans démontage possible, sont ceux-là mêmes que l’on utilise en ce moment dans l’hôpital pour fixer les grilles qui dorénavant vont encercler des espaces jusque-là ouverts. Aï Kitahara a choisi ce même matériau d’une hauteur supposée infranchissable pour faire réaliser ce que, dans le langage de l’histoire du mobilier du Second Empire, on appelle un confident, soit une assise en forme de S permettant à deux personnes de s’asseoir simultanément dans chacun des renfoncements aménagés par la courbe de part et d’autre de la grille. (cf. le confident tournant). Ce confident est lui-même fixé sur un socle de métal par un axe qui en permet la rotation. Le « devant » devient ainsi indissociable de son « derrière ». Et ce n’est plus seulement alors la partition entre les vies des patients et des soignants, de la raison et de la déraison qui est montrée ici, mais bien en quelque sorte leur réversibilité. L’hétérotopie ne se montre plus sous la modalité d’un nouveau territoire. Elle découle plutôt de cette sorte de courant alternatif qui fait aller et venir les contraires. C’est en effet, comme dans le cas de l’image produite par le thaumatrope, sur la base du télescopage permanent entre les « deux vies » que peut s’entrapercevoir, la réalité d’une troisième qui à la fois leur appartient et leur échappe à toutes les deux. Serait-elle caractéristique de l’art et de l’artiste lui-même ?
Ce qui est sûr en tout cas, comme le montre la récente série de dessins — dernière proposition de l’artiste — réalisée à partir d’une sorte de reportage photographique dans les espaces de l’hôpital (cf. Interieur I–VIII), c’est que l’appropriation artistique de l’univers hospitalier le fait muter en une nouvelle sorte de non-lieux qui, pour reprendre la formule d’un penseur récent, génère paradoxalement un effet de « transfiguration du banal ». Véritables oxymores plastiques, ces dessins qui effacent des prises de vues initiales tout personnage, toute trace de vie concrète pour ne garder des configurations architecturales et mobilières des environnements intérieurs, à quelques détails près, que des représentations distanciées, réalisent, par la raréfaction de l’image, un effet de suspension d’où résulte une dernière forme d’hétérotopie. Et comme le montre les petites racines qui semblent pousser de toutes les extrémités dessinées en contact avec le sol, plus la représentation devient flottante comme un vague souvenir, plus elle s’immobilise et semble se
cristalliser dans l’espace de la page.
Texte de Jean-Christophe Royoux dans le livret de l’exposition au Frac Centre, 2010